L’été dernier, j’étais en vacances à Belle-île-en-mer, un confetti de terre aux falaises déchirées, aux anses bleu turquoise, au large des côtes bretonnes. Une semaine de rêve sur cette terre préservée, coquette, riche d’une longue histoire. Mon guide, Fred, était un puits de connaissances, passionné d’histoire, et particulièrement bavard. Parmi toutes les histoires qu’il nous a contées, entre les prestigieux Vauban et Sarah Bernhardt, il y a celle, abominable, du bagne pour enfants de Belle-île, bien loin des jolies colonies de vacances.

Cette histoire de colonie pénitentiaire, comme on disait à l’époque, est déjà, en soi, un épisode à connaître car outre le fait que les conditions de vie y étaient abjectes, il y a eu sur Belle-île une mutinerie, liée à ces mêmes conditions. Le 26 août 1934, prêts à tout pour échapper à leur sort, des dizaines de gamins se sont rebellés et égaillés dans la campagne belliloise, mais pour aller où ? Impossible de fuir ce caillou. Une battue a été organisée par les habitants, pêcheurs, et les quelques touristes du moment (des bourgeois, on est en 34) pour rattraper les fuyards, avec prime de récompense pour les heureux chasseurs. On raconte qu’un des enfants n’a jamais été rattrapé et ce destin a inspiré à Jacques Prévert un poème particulièrement poignant.
[…] Bandit !
Voyou !
Voleur !
Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis […]

Et j’en viens au fait, au sujet de cet article : le film initialement intitulé “L’île des enfants perdus” et renommé plus tard “La fleur de l’âge”, inspiré de la mutinerie de Belle-île. Un film que vous n’avez jamais vu, que personne n’a jamais vu, car il n’a jamais été achevé, victime d’une succession d’événements, de coups du sort. Aujourd’hui il n’en reste rien, à part quelques photos pour prouver que tout cela a bien existé (photos d’Emile Savitry). Un film maudit. Nicolas Chaudun, l’auteur du livre dont il est question ici, s’est passionné pour cette histoire, ou plutôt, ces histoires, celle du bagne d’abord, puis celle du film, et je le comprends car tout cela est absolument fascinant. Alors il a mené l’enquête, bien que d’autres avant lui s’y sont cassé les dents.
Dans ce livre, qui n’est pas un roman bien entendu, Nicolas Chaudun nous conte la mutinerie de Belle-île, point de départ de toute cette affaire, mais aussi l’histoire de ces bagnes pour enfants, l’administration de l’époque, les répercussions dans la presse et dans les sphères politiques et intellectuelles. Et puis on plonge dans le monde du cinéma des années 1930, puis dans celui de la Seconde Guerre Mondiale, peu reluisant à tous points de vue, avant d’en venir à ce tournage de 1947, rassemblant une affiche prestigieuse : Prévert au scénario (écrit avant la guerre), Marcel Carné à la réalisation, Arletty tentant de racheter ses amours coupables, la toute jeune Anouk Aimée, Reggiani… tous confinés pendant des semaines sur le confetti breton battu par les vents, incapables de faire avancer le film, avant de finalement lever les voiles en raison d’un budget balayé par la tempête bretonne. Des dizaines de séquences tournées, des rushes dont on a aujourd’hui perdu la trace. Où sont les bobines ? Où est ce montage réalisé quelques années plus tard ? Nicolas Chaudun va aller jusqu’à contacter Anouk Aimée, l’une des dernières, si ce n’est LA dernière protagoniste de ce fiasco, afin d’essayer de glaner quelques indices. Mais elle avait 15 ans à l’époque, sa vie a depuis été plus que remplie d’autres films, des chefs-d’œuvres, et la seule chose qui lui reste c’est ce nom, “Aimée”, qui lui a été donné par Prévert lui-même.

J’ai adoré ce livre, car non seulement j’y ai trouvé le récit que j’attendais, sur ce tournage maudit et ce film qui aurait été, sans nul doute possible, un chef-d’œuvre (il suffit de regarder les photos pour pleurer sur ce qu’on ne verra jamais), mais j’y ai aussi appris plein de choses passionnantes, sur la façon dont les enfants étaient traités, sur la prise de conscience politique, sur la censure, sur les eaux troubles dans lesquelles le cinéma français a pataugé durant la Seconde Guerre Mondiale, sur les relations entre Marcel Carné et ses auteurs et comédiens… bref, il y a des larmes, des engueulades, des morts, des bobines disparues, un poète fâché et une actrice qui a perdu la mémoire.
Pour ne rien gâcher, j’ai particulièrement aimé le style de Nicolas Chaudun. C’est extrêmement bien écrit, souvent drôle, enlevé, et les petites parenthèses personnelles offrent des respirations bienvenues dans cette histoire haletante.
J’ai envie de retourner à Belle-île du coup.
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En savoir +
Interview de Nicolas Chaudun
Article du Télégramme sur les bagnes d’enfants
Les photos du tournage d’Emile Savitry
Emission sur France Inter dans “Affaires sensibles” sur le film maudit

un livre poignant pour une magnifique île… un grand merci pour la suggestion !
@Mr N : super, merci pour ce retour, je suis ravie d’avoir convaincu quelqu’un ;)