La vie devant soi

viedevantsoiApparemment Romain Gary fait partie de ces auteurs que tout le monde a lus à l’école. Pas moi. Il doit y avoir des modes. C’est comme tous ceux qui ont lu « Le Horla ». Même moi la fan de Maupassant je ne l’ai pas lu. Bref, je n’avais jamais lu de Romain Gary. Ou plutôt, d’Emile Ajar. Publié sous ce pseudonyme, « La vie devant soi » a obtenu le prix Goncourt en 1975 sans que quiconque ne sache que Romain Gary se cachait derrière. C’est à sa mort que l’on a découvert la véritable identité d’Emile Ajar.

« La vie devant soi » c’est l’histoire d’un appartement situé au sixième sans ascenseur. Madame Rosa y vit et y élève des gamins confiés à ses bons soins par les prostitués du quartier ou d’ailleurs. Parmi ces gamins, souvent de passage, il y a Momo. Momo est en quelque sorte un permanent, dans ce ballet de gamins. C’est Momo qui nous raconte l’histoire de cette cage d’escalier et de Madame Rosa. On ne sait pas bien quel âge à Momo, lui non plus d’ailleurs. Il ne sait pas non plus qui sont ses parents et Madame Rosa l’envoie sur les roses à la moindre question à ce sujet. Elle est inquiète pour lui, pour son hérédité, alors nous aussi, un peu. Madame Rosa commence à perdre un peu la boule. Traumatisée par la guerre, pourtant déjà loin, elle ne s’est jamais remise de son passage dans les camps et se sent persécutée en permanence. Madame Rosa est juive, Momo  est musulman, mais Momo n’y comprend pas grand-chose à tout ça. Tout ce qu’il voit, c’est que Madame Rosa vieillit, qu’elle ne peut plus monter ses escaliers, s’occuper des enfants et qu’elle a des absences de plus en plus fréquentes. La solidarité de l’immeuble s’organise, Momo se retrouve avec des responsabilités pas de son âge, et il se demande bien ce qu’il va devenir. Madame Rosa refuse d’aller à l’hôpital, elle ne veut pas qu’on la maintienne en vie, alors ça va être compliqué. De plus en plus.

La première chose qui fait la force de ce roman, c’est la narration. Etre dans la peau et la tête de Momo rend le récit d’autant plus poignant. Ses erreurs de langage, ses interprétations faussées, ses intuitions, ses peurs… tout concoure à renforcer la puissance émotionnelle de cette relation étrange entre lui et Madame Rosa.  Derrière cette fausse candeur d’enfant, Romain Gary distille des points de vue à la modernité confondante.

C’est la deuxième chose qui frappe à la lecture de ce roman. L’extraordinaire modernité du propos. « La vie devant soi » a été écrit en 1975. Près de quarante ans plus tard, les sujets de société évoqués sont toujours (malheureusement) furieusement d’actualité. Racisme, identité  nationale, droit à l’adoption pour certaines personnes (Madame Lola, Sénégalais ex-boxeur professionnel), et surtout… droit à mourir dans la dignité. Je n’ai jamais lu de plaidoyer aussi poignant pour le respect de la volonté de mourir dans les conditions qu’on a choisies. En ce moment même se déroule le procès retentissant du docteur Bonnemaison, accusé d’avoir donné la mort à sept personnes. Entre ceux qui l’accusent de meurtre et ceux qui le soutiennent et le  remercient… le débat fait rage. Pendant ce temps, des gens demandent le droit à mourir dans la dignité avec assistance médicale et ne l’obtiennent pas, tandis que des médecins, en toute discrétion et humanité, continuent d’abréger les souffrances de ceux qu’on ne peut plus sauver. Il est plus que  temps de faire évoluer la législation. Pour les mentalités, à part le gang des attardés qui nous font chier régulièrement à foutre leur nez dans la vie des autres, ça devrait bien se passer. Personne n’a envie de devenir un légume comme Madame Rosa.

Au fait… Romain Gary s’est suicidé.

Comme j’ai adoré le style et ces pensées fulgurantes de poésie et de philosophie dont nous gratifie Momo, je vais vous inonder de citations. Trop dur de choisir.

« J’ai cessé d’ignorer à l’âge de trois ou quatre ans et parfois ça me manque. »

« Monsieur Hamil a de beaux yeux qui  font du bien autour de lui. Il était déjà très vieux quand je l’ai connu et depuis il n’a fait que vieillir. »

« Pendant longtemps, je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. On me l’a seulement appris à l’école. Mais je ne me battais jamais, ça fait  toujours mal quand on frappe quelqu’un. »

« On a dormi à côté du sommeil du juste. Moi j’ai beaucoup réfléchi là-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit ça. Je  crois que c’est les injustes qui dorment le mieux, parce qu’ils s’en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l’œil et se font du mauvais sang pour tout. »

« Les gens tiennent à la vie plus qu’à  n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde. »

« Mais je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait  lui apprendre à vivre. »

« Elle disait qu’en France on était contre la mort douce et qu’on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d’en baver. Madame Rosa avait une peur bleue de la torture et elle disait toujours que lorsqu’elle en aura vraiment assez, elle se fera avorter. […] Elle se mettait à pleurer lorsqu’elle pensait qu’elle allait peut-être mourir en règle avec la loi. »

« Je n’avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J’ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude. »

« […] Je n’ai jamais vu un Sénégalais qui aurait fait une meilleure mère de famille que Madame Lola, c’est vraiment dommage que la nature s’y est opposée. Il a été l’objet d’une injustice, et il y avait là des mômes heureux qui se perdaient. Elle n’avait même pas le droit d’en adopter car les travestites sont trop différentes et ça, on ne vous le pardonne jamais. Madame Lola en avait parfois gros sur la patate. »

« Mais il faut vous dire que j’ai jamais su où ça commence et où ça finit parce qu’à mon avis ça ne fait que continuer. »

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9 Comments

  1. Ton billet me touche particulièrement aujourd’hui, car c’est l’anniversaire de ma maman qui a 81 ans et qui, à sa façon, a élevé et fait grandir plusieurs générations d’enfants (les siens et beaucoup d’autres) tout au long de sa vie, et qui m’a fait aussi découvrir ce livre. Par la suite, je crois avoir lu tout Ajar /Gary et une biographie de Dominique Bona (pas celle de Myriam Anissimov). Je conseille surtout les lectures de Gros-Câlin et Pseudo qui montrent une grande inventivité de langage et des thèmes forts. Il n’y en a plus beaucoup des types à l’œuvre et à la vie aussi riches.

  2. J’avais déjà mis dans le Kindle pour les après-midi de neige. Ben maintenant je le fais remonter vers l’étagère principale ;)

    Dom.

    >

  3. Grand souvenir de la première fois que j’ai lu « La vie devant soi », il y a 10-15 ans je dirai.
    J’aime bien les phrases que tu « soulignes ». C’est d’ailleurs la première (et dernière?) fois que j’avais ressenti le besoin d’identifier certaines citations directement dans le livre, au crayon voire même au marqueur fluo pour bien les repérer.

    Le procès du docteur m’interpelle d’autant plus sur le fond que pour le reste, je connais une personne qui en est très proche, ça fait bizarre…

    1. @Fred : je me suis limitée sur les post-it (je n’aime pas écrire sur les bouquins ;)) mais j’en aurais collé partout tellement ce roman est riche.
      Ce procès, en fonction de son issu, risque bien de faire basculer les choses… humainement ça doit être difficile pour les proches de ce médecin.

  4. « On a dormi à côté du sommeil du juste. Moi j’ai beaucoup réfléchi là-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit ça. Je crois que c’est les injustes qui dorment le mieux, parce qu’ils s’en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l’œil et se font du mauvais sang pour tout. ». So true !

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