C’était une salle comble au Rio, cinéma indépendant de Clermont, pour une projection en partenariat avec Clermont’ech et suivie d’un débat.
Citizenfour n’est pas un film de science-fiction, ni d’anticipation, ni un polar, et le beau gosse sur l’affiche n’est pas Ryan Gosling. Citizenfour est un documentaire à te coller des cauchemars pour le restant de tes jours et à te faire retourner dans la rue quand tu vas chercher le pain, des fois que tu serais suivi. C’est un documentaire à te faire réfléchir sérieusement à l’option chèvres + grotte que tu avances d’habitude en plaisantant.
Je fais confiance à mon lectorat éclairé : vous avez tous eu connaissance des révélations d’Edward Snowden en 2013. Cet informaticien de la NSA est sorti de l’ombre pour confier à des journalistes des informations hautement sensibles afin qu’ils les livrent au grand public : nos gouvernements (Etats-Unis, Royaume-Uni, France…) ont instauré un système de surveillance quasi généralisé et tout ce que nous écrivons, disons ou faisons via les technologies de communication est intercepté et consigné. Au départ ils ont dit que non, pas du tout, mais enfin quoi, ça va pas non. Puis après que peut-être oui mais pas intentionnellement, ils étaient en RTT ce jour-là alors ils savent pas. Bref, ils l’ont fait. Officiellement à des fins de lutte contre le terrorisme après 2001. Mais en vrai, on sait pas trop.
Sur la forme, ce documentaire est en lui-même quelque chose d’inédit (à ma connaissance). Snowden a contacté des journalistes (recevoir la confiance de ce type, qui a toutes les raisons du monde de ne faire confiance à personne, ça doit coller une certaine pression sur le dos), Laura Poitras (documentariste déjà largement dans le collimateur des autorités américaines) et Glenn Greenwald (journaliste politique), avant même de déballer quoi que ce soit. Il ne voulait pas le faire lui-même. Du coup on découvre les premières interviews, planqués dans une chambre d’hôtel de Hong-Kong, avant même que les premiers articles soient publiés. On assiste aux interrogations des uns et des autres au sujet de cette situation inédite : dois-je me montrer ? Dois-je parler ? Quoi publier ? On assiste aux premières réactions médiatiques suite au premier article publié dans The Guardian et du coup, aux réactions de Snowden. Celui-ci est d’une intelligence hors du commun et analyse finement la situation, inédite. Il ne veut pas attirer les regards sur lui afin de ne pas détourner l’attention du public des véritables enjeux de ses révélations. Malgré ça, il sait qu’il n’y coupera pas. Icône adulée pour les uns, traître à abattre pour les autres… il sait que sa vie ne sera plus jamais la même. Planqué à Hong-Kong, il finira par être bloqué en Russie où il réside désormais avec sa compagne. Voilà de quoi laisser une désagréable sensation de vertige. Menacé d’une lourde condamnation aux États-Unis, patrie du tout-est-possible, le voilà sous l’aile protectrice de Poutine. Life sucks. Mais dans sa situation, c’est une autre planète qu’il faut rejoindre pour espérer avoir la paix.
Vertige. C’est que je retiendrai de ce documentaire, un vertige indescriptible. Si j’avais suivi de loin les révélations de Snowden à l’époque, grâce à ce documentaire j’ai pris dans la tronche des chiffres et des informations à donner la nausée. Des millions de données sont collectées chaque jour auprès de citoyens n’ayant aucun rapport avec le terrorisme. Cette collecte est bien sûr organisée avec l’aide des opérateurs. D’immenses data-centers sont édifiés et compilent ces données qui sont ensuite traitées soi-disant dans leur globalité par des gens. Des gens comme Snowden qui ont fait de la surveillance de leurs concitoyens leur métier.
Un fichier n’est rien d’autre qu’un objet virtuel. Une liste n’est rien d’autre qu’une succession d’informations. Mais ils peuvent devenir une bombe à retardement, tout dépend des mains dans lesquelles ça tombe. La NSA a vu grandir en son sein un Snowden aux valeurs bien affirmées. Soit dit en passant, il avait à peine 30 ans au moment des révélations et arborait déjà un C.V hallucinant au sein des institutions militaires américaines. A croire qu’ils sont formés au berceau… Bref, il y a eu 1 Snowden mais y en aura-t-il d’autres ? Surtout après cet électrochoc ? A l’inverse, ne peut-on pas imaginer qu’un véritable traître, cette fois, utilise toutes ces données précisément à visée terroriste ? Ce gigantesque système ne pourra-t-il pas finalement se retourner contre ses concepteurs et générer l’horreur qu’il cherchait tant à éviter ? Je suis intimement convaincue que ça nous pend au nez. Et il sera trop tard.
Il a largement été démontré que toute cette surveillance n’avait pas permis d’éviter quoi que ce soit. Pourtant, on continue de nous faire croire que tout ça est fait pour notre bien, que les honnêtes citoyens n’ont rien à craindre. C’est d’ailleurs l’argument asséné à chaque fois : oh moi, de toute façon je n’ai rien à me reprocher. Oui. Moi non plus. Ou pas. En fait je n’en sais rien. J’ai peut-être fait des choses répréhensibles sans le savoir (comme la NSA tiens !). J’ai peut-être fait des choses qui n’étaient pas répréhensibles mais qui le seront peut-être un jour, si une dictature vient au pouvoir et décrète que manger bio est passible de la peine capitale pour entrave à la bonne santé économique de ces assassins de Monsanto (je travaille mon référencement naturel pour la NSA au passage). Toutes ces métadonnées permettent de dresser un portrait d’une précision redoutable sur chacun de nous et chacune de nos particularités, chacune de nos recherches sur Google, chacun de nos amis sur Facebook peut potentiellement se retourner contre nous si un abruti l’a décidé du haut de son trône de dictateur.
Que faire ? Ça m’arrache la gueule de le dire mais à mon niveau, rien. Ultra-connectée, je n’en suis pas moins une bille sur le plan technique et pour tout vous dire, je n’ai pas envie de passer des heures et des jours à apprendre comment barricader de manière approximative mes informations virtuelles. D’une part parce que bah ouais, j’ai rien à cacher et que je me répends spontanément sur les réseaux sociaux et ici-même, d’autre part je n’ai pas accès à certaines sources (banque, administrations… mais bon, personne finalement) et pour finir… mobiliser du temps et de l’énergie de sa courte vie pour empêcher le gouvernement d’avoir accès à mes e-mails… Comment dire… Je crois qu’il y a mieux à faire non ? Ériger autour de soi une prison virtuelle DIY, éviter de faire certaines choses, d’évoquer certains sujets parce qu’on se sait (ou qu’on se croit) épié, là je crois que c’est la victoire par K.O de ceux qu’on veut tant combattre. Victoire insidieuse et en douceur : ils nous laissent juste imaginer ce qu’ils pourraient peut-être faire si l’occasion leur était donnée. Pas de quoi m’enfermer volontairement dans une prison cryptée inaccessible à la plupart de mes contacts. Je préfère encore tout plaquer et partir avec mes chèvres (et mon chat évidemment). Après s’il reste une chose à faire, c’est essayer de mobiliser l’opinion publique autour de soi, interpeller les élus (qui sont, disons-le, totalement à la ramasse sur ces sujets) afin de les ramener sur la voie de la raison, de la liberté de chacun à disposer d’une vie privée. Pour ma part, je suis malheureusement intimement convaincue que la grande majorité des gens s’en bat le steak de toutes ces histoires. Avec leurs Spoutniks, là. C’est comme pour les histoires d’écologie, de Monsanto, de privatisation du vivant… on a l’impression que plus ça touche aux fondamentaux, moins ça soulève d’indignation.
Bon j’ai dérivé, évidemment, mais c’est sans fin. Le film a été suivi d’un débat orchestré par Clermont’ech qui avait invité Vincent Mazenod et Korben. Le débat était bien sûr intéressant même si finalement il n’avait pas la gueule d’un débat, la salle étant remplie jusqu’aux moindres recoins par des geeks déjà tout acquis à la cause de Snowden.
Ma conclusion : dance live like nobody’s watching
Et si vous voulez l’avis sur tout ça d’un informaticien, un vrai, allez lire l’article de JD.
Et comme de par hasard, le lendemain de cette projection, Libé diffusait une tribune exclusive de Snowden sur ses pages. Nous sommes en 2015 et deux ans plus tard que se passe-t-il ? Les États-Unis rétropédalent tandis que la France fonce dans le mur de la surveillance généralisée. De quoi devenir chèvre.
Chèvre… mmmh… troupeau… grotte…
Je vous laisse j’ai une commande à passer.
Pour ceux qui veulent mieux naviguer dans ce monde un peut effrayant, j’ajoute juste le conseil de lecture que nous a donné Vincent Mazenod (Korben en avait aussi parlé sur son blog) : le guide d’auto-défense numérique https://guide.boum.org/
@Val : encore un truc qui va rejoindre la pile de bouquins en retard et que je lirai en 2034…
Deux ans que ces révélations sont sorties. J’ai l’impression que c’était il y a un siècle! Et c’est aussi le danger. Après un « buzz » de quelques semaines, les infos se sont étiolées, les gouvernements ont depuis passé moultes loi leur permettant d’aller toujours plus loin dans le « Big Brotherism ». 1984 ou Brazil font figure de documents d’archéologie au regard de ce qui se passe aujourd’hui!
Mais il y a des mouvements de fonds de plus en plus puissants qui naissent pour contrer cela…
@sdf de luxe : l’indignation pour quoi que ce soit n’est aujourd’hui qu’un feu de paille. Au bout de quelques jours, tout le monde a oublié et/ou s’est fait à l’idée…J’ai l’intention de relire 1984 dès que possible.
(J’ai vu « Citizen four » il y a quelques mois, et je trouve l’action de Snowden et le traitement de Poitras remarquables. C’est un film à voir à tout prix, bien évidement!)