Si vous ne deviez lire qu’un seul livre en 2018, ce serait celui-là. Et il vous fera l’année, tel un remède à s’administrer petit à petit pour mieux digérer les circonvolutions du monde. En ce qui me concerne il m’a fait l’année 2017 (j’avoue toutefois l’avoir commencé en mars), j’ai pris soin de lire chaque chapitre au début de chaque mois afin de m’imprégner parfaitement de l’air du temps et des vérités universelles, irréfutables, d’Alexandre Vialatte.
Ce sont de véritables textes et chroniques rédigés pour le magazine Marie-Claire dans les années 1960, “L’Almanach d’Alexandre Vialatte”, et regroupés ici sans chronologie précise, si ce n’est celle des mois, par son amie Ferny Besson (qui a écrit la biographie dont je vous ai déjà parlé).
Vous trouverez à chaque chapitre une définition aussi large que singulière du mois en cours, ainsi que des considérations aussi diverses qu’indispensables, telles que la nature profonde des natifs du mois en cours ou des conseils de jardinage. Il est particulièrement difficile de résumer un tel ouvrage, où la poésie, l’absurde et l’humour s’entrechoquent avec bonheur.
Quelques morceaux choisis…
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Vialatte était auvergnat, ce qui lui donnait la possibilité de se cacher aussi, le cas échéant, derrière le puy de Dôme. Sa mort a été parfaite. Moi, son ami de vingt ans, je l’ai apprise par le journal, en quinzième page.
Jean Dutourd de l’Académie française – Préface
Janvier
Il sera bon qu’au début de l’année, à la suite des réveillons, l’homme demande à Dieu, comme Baudelaire, la force et le courage de supporter son corps sans dégoût. Il y sera aidé par de légers vomitifs, des laxatifs puissants, de petites pilules pour le foie, des émollients, des lubrifiants, des détergents, et de l’eau de Vittel additionnée de produits amers.
Sa femme se promènera dans tout l’appartement en agitant du papier d’Arménie enflammé, conformément aux prescriptions du mode d’emploi, pour assainir et parfumer les pièces.
C’est ainsi que l’homme se relèvera petit à petit. […] L’Auvergnat, bloqué par les neiges, s’installera derrière sa fenêtre et regardera chez le voisin.
Juin
Ouvrez toujours vos boîtes d’asperges par le fond – Visitez le musée de la Baleine à Bourg-la-Reine, chez le docteur Soulaire – Faites des sandwiches aux boutons de rose (pain noir, beurre, camembert, laitue, radis, une pointe de basilic) ou aux pétales de chrysanthème (pain blanc, beurre, foie de volaille, bacon, rondelles de tomate, ciboulettes) ; c’est bon ; enlevez les fleurs et se sera encore mieux. Si vous engraissez de l’abdomen, renversez la tête en arrière, l’équilibre sera rétabli.
Juillet
L’homme de juillet se réveille sur un sommet lointain, parfois même dans la proche banlieue au bord d’un canal latéral, de la mer ou de quelque grand fleuve. Il s’y livre à l’air pur, à la culture physique, aux ardeurs du soleil, aux colères des moustiques et aux rayons ultra-violets. Il dresse sa tente, il allume un feu de camp, il dort en pleine nature sous les yeux de la Grande Ourse, il plante des pieux, il tend un fil de fer, il y fait sécher ses chaussettes et les caleçons des habitants des tentes voisines qui sont venus de Paris partager avec lui les plaisirs de la société dans le charme de la solitude. La terre, foulée par leurs pas innombrables, devenue dure et lisse comme un trottoir d’asphalte, interdit aux serpents de venir à l’abri d’une herbe propice. Une flèche en bois indique à la population le chemin des commodités. Des barbelés entourent le camp pour le préserver des panthères. C’est ainsi que l’homme s’endort sous le plafond des étoiles entre les bras de l’Hygiène et de la Sécurité.
Août
Il semble bien que le bonheur n’existe plus. Depuis le temps on l’aurait retrouvé. Ou alors, il y a quelque chose : peut-être a-t-il roulé sous un meuble ? Peut-être l’homme s’est-il assis dessus ? Ou encore il ne s’aperçoit pas ? Comme on cherche ses lunettes en oubliant qu’on les a sur le nez. Mais le plus probable est qu’il n’existe plus.[…] Résumons-nous : le bonheur ne cause que des ennuis. Le mieux est de ne pas s’en occuper. S’il vient, tant mieux pour nous, s’il part, tant pis pour lui. La pire erreur est de le chercher ou de vouloir le rattraper. Le bonheur est un papillon : il va, il vient à son idée, l’ombre de la main l’effarouche. S’il existait, on l’aurait su. Depuis qu’on le cherche on l’aurait trouvé. Ce n’est pas autre chose qu’une idée fixe.
🎵 Accompagnement musical de cet article : José González – Vestiges & Claws