Je crois bien qu’à la caisse du cinéma Les Ambiances j’ai réclamé une place pour “Un air de famille”… mais la personne a eu le tact de ne pas relever (je n’étais peut-être pas la première). Ça m’a rappelé il y a quelques années quand j’avais demandé une place pour “Deux heures à tuer” au lieu de “Deux jours à tuer”. Bref.
Une affaire de famille est le dernier film de Hirokazu Kore-Eda, le génial réalisateur japonais qui nous offre à chaque fois de superbes fresques familiales sur la société japonaise. Ce film a reçu la palme d’or à Cannes en 2018. Ce n’est pas forcément mon préféré de sa filmographie mais peu importe, je les aime tous. Mais cette affaire de famille va beaucoup plus loin dans le message politique (que Nobody knows, par exemple). D’ailleurs, le film n’est pas du goût du Premier ministre japonais (qui n’a pas transmis ses félicitations pour la palme) et du pouvoir politique, car il pointe un aspect peu reluisant de la société japonaise en s’inspirant de faits réels (les petits vieux qu’on oublie de déclarer morts pour continuer à toucher les pensions, les bas salaires, la protection sociale quasi inexistante…).
Nous découvrons une famille entassée dans une petite maison : il y a la mamie, les enfants, les petits-enfants, une structure familiale qui semble assez classique mais pauvre : le papa et son fils reviennent du supermarché où ils ont “fait les courses” sans payer en sortant. Une petite combine bien rodée qui permet à la famille de manger chaud chaque soir. Sauf que ce jour-là, ils ont rapporté autre chose dans leur sac : une petite fille de 5 ans qui semblait abandonnée à son triste sort sur un balcon depuis plusieurs jours. En la récupérant, ils sont persuadés de lui avoir sauvé la vie. Ils décident de ne pas la ramener chez elle, ni d’en savoir plus. Ils lui donnent un nouveau prénom, une nouvelle coupe de cheveux et hop. On commence à ce moment-là à se demander si tout tourne bien rond dans cette famille. Mais on se laisse embarquer dans leur insouciance, ils rigolent, chapardent, s’offrent une escapade à la plage. On se dit que la pauvreté permet de resserrer les liens, de créer des relations fortes de solidarité, qu’il vaut mieux ça que d’être riche.
Et puis vient la deuxième partie du film. Alors attention, spoiler, pour ceux qui voudraient aller le voir (passez au paragraphe suivant). Le petit manège va commencer à moins bien tourner, et se casser la gueule. On va découvrir que chaque membre de cette “famille” a bien des dossiers à cacher, que les valeurs morales ne sont pas celles qu’on imaginait, que les intérêts étaient parfois plus de l’ordre du financier que l’amour filial, que le malheur, ils l’ont peut-être bien créé de leurs propres mains et que les choses, et les gens surtout, sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. Et le spectateur reste avec un gros tas de dilemmes moraux à trier, dont un, central, celui de la petite fille “adoptée” à la sauvage. Est-ce que toutes ces révélations altèrent la sincérité des joies, de la tendresse, de la générosité partagées les jours précédents ? Non. Peut-être. Oui. On ne sait plus. La mise en perspective donne le vertige. La trame qui tient le film en filigrane est celle de la famille, certes, mais celle qu’on se choisit un peu égoïstement, par nécessité vitale ou par appât de l’argent, celle dont on a envie, avec les êtres humains avec lesquels on veut bien s’entasser dans un salon microscopique et sale.
Comme toujours avec Kore-Eda, les images sont pleines de textures et de sensations. On se gèle en hiver, on transpire en été, on vit au ras du sol face à des bols de ramen mais il manque, à mon goût et c’est dommage, les moments suspendus poétiques qu’on a pu avoir dans d’autres films. Toutefois je retiendrai ce passage où ils s’entassent sur la terrasse pour écouter un feu d’artifice au loin qu’ils ne voient pas, mais dont ils commentent quand même les couleurs et les formes. A pleurer. Kore-Eda sait filmer, comme toujours, les enfants dans ce qu’ils ont de plus innocent et doux mais aussi dans leur intransigeance et leur détachement. Et puis il y a Kiki Kirin, la grand-mère, dans son dernier rôle puisqu’elle est décédée en septembre 2018. Une grande dame, qu’on retrouve souvent dans la filmographie de Kore-Eda mais aussi chez Naomi Kawase, avec notamment Les délices de Tokyo qui est un chef-d’oeuvre à revoir.
Une affaire de famille est un film magnifique, généreux et féroce, complexe et subtil, qui va bien au-delà de la critique sociale et creuse loin, profond, dans notre conception de la famille et du lien social.