Voilà des années que je lis les romans et essais d’Alessandro Baricco. Ce que j’aime surtout dans ses romans, c’est ses talents de conteur, cette façon de mettre en place des mondes parallèles où la poésie le dispute à la trivialité des existences. J’avais aussi lu de lui “L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin”, un essai traitant de la musique classique qui m’était, de mon propre aveu (relire ici) passé au-dessus de la tête et ce souvenir cuisant me hantait lorsque j’ai fait l’acquisition de The game, un essai consacré non pas à la musique mais à la révolution numérique. Je craignais que la réflexion de Baricco soit une fois de plus hors de ma portée intellectuelle. Bon, a priori je maîtrise mieux le concept de numérique que celui de musicologie classique, ça devrait mieux se passer. Et je précise, parce que le titre peut être trompeur, qu’il ne s’agit pas d’un essai sur le jeu vidéo en tant que tel.
Un document de référence
Même si le numérique vous concerne d’assez loin, si vous fustigez les réseaux sociaux, méprisez les gamers et honnissez les GAFA, The game parle de vous, malgré vous. Parce que si vous êtes sur ce blog, en train de me lire, quel que soit le support que vous ayez choisi, alors vous êtes dans le game. Dans la matrice. Dans la nasse. Piégé.
The game est un livre à avoir dans sa bibliothèque ne serait-ce que pour une seule raison : Baricco y relate de manière chronologique et cartographique (il y a plein de dessins) les grandes dates de cette fameuse révolution numérique, qu’il fait partir, grosso modo, du jeu vidéo Invader. On pourrait discuter ce point de départ, l’informatique étant né bien avant, mais le but est de développer tout un argumentaire faisant de cette révolution numérique un déploiement d’une société du ludique, où la connaissance, l’accomplissement de tâches autrefois longues et complexes, sont à portée de clic de tout un chacun, puissant ou misérable. Et, fait important, il estime que la révolution numérique est la conséquence d’une révolution mentale et non l’inverse, arguant que l’humanité en avait trop bavé au cours du XXe siècle (c’est pas faux).
Baricco s’est plongé dans les archives de l’Internet et du web (vous y apprendrez la différence), a ressorti les vieux dossiers, les échecs et les coups de poker, les étudiants boutonneux devenus depuis les maîtres du monde et, avec un style décontracté souvent très drôle, nous en confie les tournants majeurs autant que des anecdotes croustillantes. Ce qui est assez vertigineux dans ce récit, c’est de penser qu’un peu plus de 20 ans se sont écoulés depuis l’accession du grand public au web. Vingt ans seulement. Se replonger dans les souvenirs d’alors donne l’impression de faire de l’archéologie tant tout nous semble primitif, lent, un peu stupide et que dire de tous ces sites ou marques disparus comme ils étaient arrivés ? Baricco nous parle évidemment de révolution technologique : les sites web, le P2P, le mp3, l’arrivée du premier smartphone, des applications mobiles, de Airbnb, et le basculement vers un monde qui ne ressemblera plus jamais au précédent.
Allez, vous trouverez cette info dans le livre mais je ne résiste pas à la mettre ici, la première page du Web : http://info.cern.ch/hypertext/WWW/TheProject.html
Des commentaires et une analyse
Alessandro Baricco, dans The Game, nous parle aussi et surtout, dans la dernière partie, de ce que cette révolution numérique a fait de nous, de chacun d’entre nous, de nos sociétés, de notre consommation, de nos pouvoirs politiques. Il revient notamment sur la notion de “vérité” et, sans nous assommer du terme “fake news” (merci à lui), nous livre une réflexion particulièrement intéressante sur le concept de story telling.
“Pour traverser le Game, il vaut mieux une vérité imprécise au design adapté qu’une vérité précise mais lente à se déplacer et incapable de quitter l’endroit où elle est née.”
Il en sent évidemment les sombres conséquences mais il reste globalement optimiste quant à cette révolution numérique et à ses implications sur nos sociétés.
Si Baricco n’évoque que très succinctement l’intelligence artificielle, elle reste toutefois au cœur des préoccupations du Game et de son avenir à proche et moyen terme, et ce, grâce au Big data. Et ça, malheureusement, Baricco ne l’évoque que très peu, ou juste en filigrane. Car certes, les nouvelles technologies nous permettent, quel que soit notre milieu socio-culturel, de “jouer” avec le monde et d’y prendre une place mais s’il y a bien un continent (rapport à la cartographie faite par Baricco dans ce livre) immense, hostile et inconnu du grand public, c’est celui des données personnelles et des algorithmes. Et là, fini de jouer. Le pouvoir est de nouveau entre les mains des puissants, mais l’a-t-il jamais quitté ? De la même façon, aucune mention des récentes préoccupations écologiques sur le poids des nouvelles technologies, des serveurs énormes dont le bilan carbone n’a rien à envier à l’aéronautique, des débits toujours plus rapides pour des données toujours plus lourdes. Le Game risque bien de s’autodétruire à force d’enfler toujours plus.
Bon mais ces bémols n’enlèvent rien à la qualité de cet essai, que j’ai adoré à la fois pour sa pédagogie et pour les commentaires pertinents de Baricco. Comme le sujet est immense et passionnant, je ne peux pas lui reprocher d’avoir été incomplet.
“Même Trump et le Pape envoient des tweets, sentant bien que les acteurs du Game sont désormais habitués à se présenter individuellement, à jouer en un contre un. Ainsi, le Game est devenu le plus formidable incubateur d’individualisme de masse que nous ayons jamais connu, une tendance que nous ne savons pas traiter et qui nous prend fondamentalement au dépourvu.”
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Pour aller + loin
Quelques documents à lire ou à regarder pour nourrir la réflexion qui est – à mon grand désarroi – infinie et auto-renouvelée, mais excessivement nécessaire :
[Grève] Les CM de Médiapart s’interrogent sur leur droit de grève et les conséquences réelles de l’arrêt de travail. Réflexion intéressante.
[Vidéo] L’INA revient sur l’arrivée des jeux électroniques dans les foyers
[Réflexions] Plusieurs numéro du 1 hebdo sont à lire pour une vision pointue de la nouvelle économie numérique et de ses dérives :
Un podcast de France Inter sur les 10 ans de smartphone
[Et demain ?]