Que Fabrice Caro soit aussi talentueux en BD qu’en roman est une bénédiction. Ça permet de varier les plaisirs. Je vous ai parlé ici de nombreuses BD, ainsi que de Figurec, un roman où l’absurdité est un révélateur de vérité particulièrement puissant. Je n’ai toujours pas lu Le discours, autre roman particulièrement apprécié par les fans (mais bon, les fans de Fabcaro sont-ils objectifs ?) mais je n’ai pas résisté à l’appel de Broadway, son tout dernier roman paru cette fin d’année.
Axel a 46 ans, compagnon d’Anna et père de deux adolescents. Sa vie bascule le jour où il reçoit au courrier une enveloppe bleue pour le dépistage du cancer colorectal. Alors qu’il n’a que 46 ans et que ce dépistage n’est destiné qu’aux personnes de 50 ans et plus. Rupture de l’espace-temps, enchaînement de catastrophes qui échappent totalement à notre pauvre père de famille, comme par exemple ce dessin salace de son fils mettant en scène deux professeurs et pour lequel il est convoqué au collège, ou sa fille qui lui demande d’aller brûler un cierge à l’église pour que son petit ami lui revienne, ou encore cette invitation à aller faire du paddle à Biarritz. Trop de situations insurmontables à gérer, pour lesquelles il n’a pas les clés.
Encore une fois, Fabrice Caro s’amuse de ses névroses, de son incapacité à dire ce qu’il pense, de toutes ces conventions sociales écrasantes dont il est impossible de s’extraire sans risquer une nouvelle rupture d’espace-temps. Toutes ces situations parfaitement banales, même si pénibles, sont l’occasion de ressasser des souvenirs, des traumatismes, de contempler son existence à travers le prisme de son pitoyable quotidien et de vouloir même le fuir. Et on en rit, sans moquerie et sans cynisme, mais on en rit fort, parce que finalement, on en est tous là. Les petits arrangements avec soi-même, les esquives, les excuses que l’on se donne, les mensonges… une chorégraphie quotidienne dans la grande comédie musicale qu’est notre existence. Et on en rit aussi parce que Fabrice Caro a ce don particulier du récit, ce sens de la situation et cet humour désabusé absolument irrésistibles.
“…et je maudis ce “C’est parfait” qui a pourri toute mon existence, qui jaillit malgré moi, incontrôlable, dès lors que s’impose à moi une opportunité dont je ne veux pas, c’est parfait à la coiffeuse qui a coupé trop court, c’est parfait à ma mère qui m’a fait un ourlet cinq centimètres au-dessus de ma chaussure, c’est parfait à la baguette calcinée, c’est parfait à Hélène qui me dit “On reste amis?”. Mon épitaphe est toute trouvée : “C’était parfait”.”
“… nous sommes tous dans une comédie musicale de spectacle de fin d’année, dans un Broadway un peu raté, un peu bancal, on se rêvait brillants, scintillants, emportés, et on se roule les uns sur les autres, et nos coudes dans nos bouches et nos cuisses entremêlées et nos diadèmes qui tombent sur nos yeux, et on s’extrait de son corps, on se regarde, impuissants et résignés, et on se dit : “c’est donc ça la réalité”.”