Passion simple

Dans Regarde les lumières mon amour, j’avais aimé la façon dont Annie Ernaux avait documenté ses observations dans les rayons d’un hypermarché. Un regard cru comme la lumière des néons, mais sans jugement. Dans Passion simple, écrit des années auparavant, c’est un regard introspectif, tout aussi cru, et tout aussi dépourvu de jugement, qu’elle nous livre sur une histoire d’amour, ou plutôt, une passion amoureuse, qu’elle a vécue avec un homme marié. 

“Je ne veux pas expliquer ma passion – cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier – mais simplement l’exposer.”

J’ai lu ce très court roman (autobiographique donc), et je suis allée voir son adaptation au cinéma, réalisée par Danielle Arbid. Je me suis demandée comment il était possible de faire un film d’1h39 avec un roman qui se lit en moins d’une heure. Et un roman aussi dépouillé en termes de scénario, vu que ce n’est pas une fiction mais sa propre vie. Annie Ernaux a simplement voulu, grâce à la distance de sécurité permise par la fin de cette histoire, coucher sur le papier les émotions et le quotidien qui ont été les siens durant quelques mois. Un quotidien fait de beaucoup d’attente, de quelques opérations logistiques (faire les courses, changer les draps, acheter de nouveaux vêtements), et de furtifs mais explosifs moments d’intimité avec cet homme de l’Est. On ne sait pas grand-chose de lui sinon qu’il est marié, peu disponible, et que c’est lui qui décide de l’agenda charnel. Il faut un certain courage pour mettre à plat cette obsession amoureuse et son cortège de résignation, de soumission, de manque, de rituels, de superstitions, et arriver à en tirer quelque chose de beau, qui valait la peine d’être vécu, mille fois, sans honte ni regrets. 

Mettre en scène tout cela dans un film était donc hautement périlleux. Il a fallu largement étoffer le récit et les personnages mais la bonne surprise c’est que la substantifique moelle du roman est bien là. Laetitia Dosch est bouleversante de naturel et la palette d’émotions qu’elle développe est saisissante. Heureusement car la caméra de Danielle Arbid s’approche au plus près. Des yeux, de la peau. Le visage de Laetitia Dosch est tantôt radieux, tantôt marqué, sans fard ou apprêté, elle perd 10 ans et en reprend 10 le plan d’après et j’ai trouvé ça assez extraordinaire, à la fois en termes de cohérence avec l’histoire de cette femme de quarante ans avec un homme plus jeune, mais aussi plus prosaïquement en termes de traitement de la féminité au cinéma. Par ailleurs, si le roman élude un peu les descriptions des ébats amoureux, le film leur accorde une place de choix avec des scènes crues sans esthétisation outrancière ou fausse pudeur. La lumière est celle, claire, d’un après-midi où deux amants se dépêchent d’assouvir leurs désirs, les corps sont tels qu’ils sont. Une façon très inhabituelle de traiter des scènes de sexe dans le cinéma et pourtant tout paraît normal, et surtout indispensable au récit de cette passion qui ronge Hélène. Parmi les “rajouts” qui m’ont dérangée dans cette adaptation c’est le portrait, forcément plus fouillé, de l’amant, qui nous autorise à juger. Le juger lui, et juger l’obsession d’Hélène. Dans le roman, Annie Ernaux, avec sa sincérité, sa justesse et sa retenue, nous tient à distance de tout jugement moral et c’est mieux ainsi. 

Je recommande de lire le roman avant de voir le film, au risque de passer à côté et d’en faire une mauvaise interprétation. 

“Souvent, j’avais l’impression de vivre cette passion comme j’aurais écrit un livre : la même nécessité de réussir chaque scène, le même souci de tous les détails.”

En savoir +

https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/08/11/passion-simple-l-aventure-des-corps-amoureux-filmee-par-danielle-arbid-d-apres-annie-ernaux_6091143_3246.html

Interview d’Annie Ernaux en 1992 à la sortie du livre https://www.ina.fr/contenus-editoriaux/articles-editoriaux/1992-annie-ernaux-devoile-les-dessous-de-son-roman-passion-simple

3 Comments

  1. Superbe plume :) hésites pas à venir faire un tour sur mon site Intel-blog.fr et à t’abonner si ça te plaît 😀

  2. Je n’ai pas vraiment aimé.
    Les scènes de sexe n’apportent pas grand chose. Les émotions ne transparaissent pas. L’idée est intéressante mais très mal rendue.

    1. @Romain : disons que sans les scènes de sexe, le film aurait été un court-métrage de 15 minutes ;) Comme je le dis dans mon article, je les ai trouvées plutôt réussies car inhabituelles au cinéma. Je crois aussi qu’on est face à une vision très féminine, que ce soit dans l’écriture d’Annie Ernaux, ou dans la réalisation du film, donc ça change de ce qu’on a l’habitude de voir. Le cinéma nous a trop habitués à des scènes de sexe irréalistes et esthétisées à outrance. Un peu de naturel ne nuit pas, bien au contraire.

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