La serpe – Philipppe Jaenada

Comme à chaque fois que je termine un livre de Philipppe Jaenada, je suis triste. Je les attends tellement à chaque fois, et c’est englouti tellement vite. Mais cette fois-ci, triste plus encore car pour la première fois, il s’agit d’un véritable cold case, dont on ne saura jamais la vérité car tous les protagonistes ont disparu.

Henri Girard. Ça ne vous dit rien ? Moi non plus. Et Georges Arnaud ? Oui ? Non ? Moi non. Le salaire de la peur ? Euh… oui, vaguement, pour moi c’est un film, c’est ça ? J’aurais dit un film américain avec Steve McQueen par exemple, j’ai bon ? Non, c’est un film français d’Henri-Georges Clouzot avec Yves Montand. Bon. OK. Et avant d’être un film, Le salaire de la peur était un roman. De Georges Arnaud. De son vrai nom Henri Girard. Nous y sommes.

serpeMais pourquoi diable Philipppe Jaenada a-t-il écrit 643 pages sur cet auteur tombé dans l’oubli ? Ah la la, si vous saviez… Je ne sais même pas par où commencer pour vous résumer ce pavé. Faisons simple. Essayons, du moins.

Le pitch !

Henri Girard, le 25 octobre 1941 au matin, découvre son père Georges, sa tante Amélie et sa domestique, Louise, tous trois le crâne fracassé à coups de serpe dans le château familial d’Escoire, en Dordogne. Seul survivant (comme par hasard, il dormait à l’autre bout du château) mais aussi seul héritier d’une grande fortune (tiens tiens), tous les soupçons se portent sur Henri, le fils colérique et dépensier de 24 ans, et son procès s’ouvre en 1943. Il en sort, assez miraculeusement il faut le dire, acquitté. Aucune enquête sérieuse ne sera menée par la suite, l’assassin jamais retrouvé. Jusqu’à ce que le petit-fils d’Henri, pote providentiel de Philipppe Jaenada, lui suggère d’en faire un sujet de roman (pardon les éditions Julliard mais j’ai du mal avec l’appellation “roman” sur ce type de livre, et c’est aussi valable pour Sulak, La petite femelle et Spiridon superstar (ah non pardon, pas Spiridon, au temps pour moi, et en plus c’est pas Julliard)) publiés avant ce dernier volume, et dont vous pouvez relire mes critiques (bref)) et que donc Philipppe Jaenada se plonge dans les montagnes d’archives, de courriers, de livres, qui prenaient la poussière depuis des décennies. Il ne s’attendait pas à ce qu’il a trouvé. Et nous non plus. Enfin moi perso je m’attendais à rien de spécial, à part passer un excellent moment, faites péter le pop-corn.

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Donc Henri Girard acquitté, OK, mais ils étaient un sacré nombre à penser que c’était bien lui l’assassin, et à le penser encore, même une fois le jugement rendu.

Philipppe Jaenada commence son récit par l’histoire familiale. C’est un peu long mais bon, le contexte est important, la famille est particulière, le crime a eu lieu en pleine Seconde Guerre Mondiale, et l’auteur s’arrête juste “avant” you-know-what. Il poursuit ensuite, étonnamment, par “l’après”, quand Henri, acquitté, sort de prison et retrouve la vie du dehors. Jaenada s’excuse d’ailleurs plusieurs fois de nous faire lanterner si longtemps avant les détails croustillants (et dégoulinants) que nous attendons tous. L’histoire d’Henri Girard est fascinante, vraiment. Romanesque comme on n’en fait plus. Ce sont ses années passées à faire toutes sortes de choses mystérieuses en Amérique du Sud qui vont lui inspirer Le salaire de la peur, qu’il écrira à son retour en France sous le pseudonyme de Georges Arnaud (Georges comme son père dont on l’a accusé d’avoir éclaté le crâne). Il consacrera ensuite sa vie à l’écriture et à la défense de la justice et des opprimés.

On arrive, enfin, au cœur du récit : le 25 octobre 1941, 3 cadavres atrocement mutilés, un survivant qui n’a pas l’air plus affolé que ça, une serpe, des gendarmes, une fenêtre de chiottes qui ferme mal, des voisins et des villageois qui ont tous un avis circonstancié sur la question… bref, c’est le bordel. Philipppe Jaenada s’est rendu à Périgueux une dizaine de jours pour son enquête, afin de s’imprégner des lieux, de les voir “en vrai” et d’aller éplucher les archives départementales. Et c’est en lisant, relisant, croisant et recroisant les dépositions des témoins, les débats du procès, les innombrables (plus personne n’écrit autant, nom de dieu) courriers personnels d’Henri et de ses proches qu’il va se rendre compte de l’acharnement dont Henri a fait l’objet, des mensonges, suppositions hasardeuses des uns et des autres, pour finalement arriver à une conclusion, qu’il partage avec nous mais dont on ne saura jamais si elle est exacte (et je vous dis pas qui quoi comment, lisez donc La serpe). Et c’est horrible. Je ressens un profond sentiment d’injustice. Si c’est bien Henri le coupable, il a été acquitté et c’est horrible. Si ce n’est pas Henri le coupable, il a porté tout le restant de sa vie le poids de la suspicion et n’a jamais eu la satisfaction de voir l’assassin de son père, de sa tante et de sa bonne payer son crime. C’est horrible. Mais c’est génial. Le bouquin. Bravo Philipppe.

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Philipppe Jaenada, comme à son habitude, avec son style si caractéristique que j’aime tant, alterne entre le récit du crime et ses propres aventures, notamment à l’hôtel Mercure ou au chinois de Périgueux, sans parler du faux  départ des premières pages, lorsqu’un voyant lumineux angoissant s’allume sur le tableau de bord de sa Meriva de location, et sans parler des enquêtes précédentes (revoilà Sulak, Pauline Dubuisson… bref, le foutoir). La digression élevée au rang d’artisanat d’art. Je regrette toutefois la moindre utilisation des parenthèses dans les parenthèses, tout se perd. Mais enfin c’est compréhensible, on n’a pas que ça à faire, on a un triple homicide sur les bras. Comme à chaque roman de Jaenada, j’ai littéralement pleuré de rire devant certains passages. Mention spéciale pour l’histoire des “moutons” au resto chinois, j’en glousse encore. Je me suis dit qu’il ne valait mieux pas se retrouver dans son champ de vision lorsqu’il s’aventure en province, au risque de figurer malgré soi dans les pages d’un futur roman. Il s’en est fallu de peu, Henri Girard ayant passé quelques mois à Clermont-Ferrand dans ses jeunes années, j’aurais pu me télescoper avec Jaenada au Garden Ice de la place de Jaude. J’aurais balbutié un truc du genre “j’adore ce que vous faites” et il se serait moqué de moi dans son prochain roman. J’aurais été pas peu fière. La serpe évoque aussi Vichy, Georges Girard (le père) le haut fonctionnaire ayant rejoint le gouvernement de Pétain là-bas. Bref, c’est rigolo de voir un auteur se rendre dans une ville qu’il ne connaît pas, pour se rapprocher de gens qui sont morts depuis des décennies. Toutes proportions gardées, ça m’a rappelé mon court séjour à Saugues sur les traces de Robert Sabatier (qui n’a tué personne, il était bien trop gentil et trop poète pour ça, alors qu’il aurait pu régler son compte à ce coquin de notaire). Du coup, je vais devoir me rendre à Périgueux. Non pas pour revivre le massacre d’Escoire, merci mais non merci (quoique je vois des gens sur Facebook poster des selfies devant le château, ça me tente un peu j’avoue), mais pour enquêter sur l’hôtel Mercure. Moi aussi je lis attentivement, moi aussi je croise et recroise, moi aussi je tique et plisse les yeux devant un détail insignifiant et me demande si ce n’est pas ce qui va faire basculer le cours de l’histoire avec une grande hache. Mon enquête portera le titre “Le minibar”. En effet ! Page 224, Philipppe écrit, je cite : “Je prends une bière dans le minibar et fume une cigarette”. Fort bien, enfin non, c’est très mal de fumer dans les chambres d’hôtel. Rebondissement dans l’affaire page 289 : “…il n’y a pas de minibar (il faudra que je pense à m’en plaindre – en restant poli – dans le sondage de satisfaction auquel on me demandera respectueusement de répondre par mail à mon retour)”. Ah ! Je suis très ennuyée. Ça m’angoisse bien plus que la culpabilité d’Henri Girard car qui sait ? Personne n’est à l’abri de devoir dormir un jour, une nuit même, soyons fous, au Mercure de Périgueux et l’anxiété de ne pas savoir si oui, ou non, il y a un minibar dans la chambre… j’en frémis d’avance.

Si vous êtes arrivés jusque là, je vais vous éclairer sur l’orthographe curieuse que j’ai employée pour le prénom de Jaenada, Philipppe. Oh rien de spectaculaire, une coquille qui s’est glissée sur la page de grand titre du roman, raison pour laquelle j’ai couru en librairie le jour-même de la sortie du livre afin de me procurer ce collector (enfin 1 sur 10000).

Je vous laisse, je vais enquêter sur Tripadvisor au sujet de cette sombre histoire de minibar. Sans nouvelles de moi d’ici 24 h, buvez un coup à ma mémoire. 

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6 Comments

  1. Une coquille s’est immiscée dans cette critique, excellente par ailleurs : si j’en crois la dernière photo, le prénom de l’auteur est « Phlipppe », et certainement pas « Philipppe »

  2. Ah oui, la coquille à trois P est collector! J’ai l’édition Julliard, peut-être un deuxième retirage, mais l’affaire est corrigée.
    C’est en tout cas un bon souvenir de lecture pour moi (je viens de le finir, ce livre), à part un ou deux petits bémols. J’en parle ici, si j’ose: http://fattorius.blogspot.com/2020/06/philippe-jaenada-refait-le-match-au.html
    Et surtout, c’est l’occasion de découvrir votre blog, ce qui est sympa! Bonne fin de semaine à vous.

    1. Merci pour ce commentaire ! Et merci pour le lien vers votre critique, qui me rappelle que Philippe Jaenada me semble confiné depuis suffisamment longtemps pour avoir produit un nouveau roman. Je croise les doigts pour qu’il arrive cette année !

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